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Ted Kaczynski, l'Unabomber
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Analyse |
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À partir des informations provenant des divers documents consultés, il nous est maintenant possible de procéder à une analyse préliminaire des crimes commis par Theodore John Kaczynski. Deux questions seront ici posées : Ted Kaczynski est-il atteint de troubles mentaux ? Ensuite, est-il un terroriste ? Nous examinerons les éléments et les mettrons en relation pour tenter de répondre à ces questions. Les crimes d’Unabomber seraient l’œuvre d’un fou Il est tentant de placer Kaczynski dans la catégorie des « malades mentaux », des « fous », des « lunatiques ». Pour certains, les actes qu’il a commis ne semblent pas trouver d’explications ailleurs. Or, cette classification se doit d’être nuancée. Nous analyserons ici l’état mental de Ted Kaczynski. Dans un premier temps, il est vrai que Kaczynski a reçu un diagnostic de schizophrénie paranoïde. Il a été émis par les psychiatres qui l’ont rencontré, pour évaluer son aptitude à subir son procès. Nous reviendrons sur cette notion plus loin. Attardons-nous pour commencer sur les critères du DSM-IV (American Psychiatric Association, 1994) en ce qui concerne la schizophrénie de type paranoïde. Il doit tout d’abord y avoir au moins deux des symptômes suivants : - Idées délirantes Il doit également y avoir un dysfonctionnement social ou dans les activités, au travail, dans les relations interpersonnelles ou une « incapacité d’atteindre le niveau de réalisation interpersonnelle, scolaire, ou dans d’autres activités auquel on aurait pu s’attendre » (p.148). De plus, l’hygiène est souvent négligée. Les signes doivent durer au moins 6 mois et comprendre au moins un mois de symptômes (idées délirantes, hallucinations, etc.). Par ailleurs, le sous-type « paranoïde » de la schizophrénie est caractérisé, toujours par le DSM-IV, par : - Une préoccupation par une ou plusieurs idées délirantes ou par des hallucinations auditives fréquentes. Éclaircissons certains termes : avoir des idées délirantes se traduit par des croyances qui ne sont pas ancrées dans la réalité et qui ne sont pas partagées par le groupe de référence. Avoir des hallucinations consiste à voir, entendre, toucher, sentir ou goûter des stimuli qui n’existent pas. Faire du « coq à l’âne » signifie passer d’un sujet à un autre dans une conversation, sans présence de lien apparent. Un comportement catatonique correspond à un état de stupeur, sans réaction. Un affect émoussé est un affect plat, où la personne ne semble rien ressentir lorsqu’elle le devrait. L’alogie est d’être incapable de s’exprimer par la parole. Regardons maintenant les principaux symptômes de Kaczynski. Ils peuvent être classés dans quatre catégories : les symptômes délirants, associés aux relations, aux comportements et ceux de la phase prodromique (qui annonce le début de la maladie ou le début d’un épisode délirant). Les symptômes délirants sont : - Un système de croyance organisé contre la technologie Les symptômes relatifs à ses relations interpersonnelles : - Isolement social Les symptômes comportementaux : - Pensée tangentielle Les symptômes prodromiques : - Insomnie On peut constater que Kaczynski a définitivement le premier symptôme du DSM-IV, qui est la présence d’idées délirantes. Ce symptôme est même ce qui paraît être au premier plan et va dans le même sens que le type paranoïde de schizophrénie. On voit bien que la majorité de ses symptômes se retrouvent dans la catégorie des symptômes délirants. Ensuite, bien que Kaczynski fasse preuve d’une pensée tangentielle dans son discours, il serait difficile d’affirmer que son discours est désorganisé. D’après les interventions qu’il a faites en Cour (voir transcriptions) et le rapport psychiatrique, son discours semble plutôt organisé et cohérent, sauf légères incartades observées par la psychiatre. En ce qui a trait au comportement désorganisé, nous avons vu précédemment que Ted a connu des périodes où il était « non-responsive » pendant plusieurs heures d’après les dires de sa mère et de son frère. Le qualificatif catatonique peut s’appliquer à ce genre de comportement. Il est difficile de savoir si ce symptôme est fréquent, puisque Kaczynski n’en parle pas (il n’en est peut-être pas conscient) et qu’il avait peu de contacts avec d’autres personnes, qui pourraient en témoigner. En ce qui concerne les symptômes négatifs, il est difficile de qualifier l’affect de Kaczynski. Il semble toutefois présenter des signes de perte de volonté et de motivation, notamment lorsqu’il dit qu’il est trop fatigué pour se représenter lui-même. Le critère du dysfonctionnement social est totalement rempli. Nous avons vu que depuis son enfance, il a toujours été isolé des autres. Il se plaint de son manque d’habiletés sociales. Son hygiène laisse aussi à désirer. Apostolidès (1996) écrit que pendant l’hiver, il ne se lavait pas des semaines durant. Certaines personnes disent qu’il dégageait une odeur forte. Il mentionne également à un journaliste qu’en prison, il ne prend que quelques douches par semaine, prétextant une peau sensible (Dubner). De plus, le type de schizophrénie dont souffre Kaczynski semble définitivement être le type paranoïde. En effet, les idées délirantes sont en avant plan, beaucoup plus que tous les autres symptômes, qui sont présents, mais discutables. Par exemple, on ne peut affirmer hors de tout doute que Kaczynski a un comportement désorganisé. Les idées délirantes sont cependant bien ancrées, avec le sentiment de persécution, la suspicion, l’hostilité perçue et les idées de référence. Pour pousser plus loin l’analyse de l’état mental de Kaczynski, notons qu’il a présenté plusieurs symptômes prodromiques, qui sont des symptômes annonçant le début de la maladie. Ils peuvent être : de l’insomnie, des cauchemars, un sentiment d’angoisse, de la dépression, un sentiment de perte de contrôle, de l’isolement, l’abandon des études ou d’un emploi (Lalonde, Aubut et Grunberg, 1999). Kaczynski présentait plusieurs de ces symptômes caractéristiques du début de la schizophrénie dans la vingtaine. D’autres diagnostics ont été avancés par la psychiatre l’ayant évalué. Il aurait des troubles de la personnalité, tels une personnalité évitante, paranoïde et antisociale. La personnalité évitante est caractérisée entre autres dans le DSM-IV par l’évitement des relations sociales, une peur d’être humilié par celles-ci, une crainte d’être critiqué ou rejeté et par le fait de se considérer comme socialement incompétent (p.287). La personnalité antisociale quant à elle consiste en une « incapacité de se conformer aux normes sociales qui déterminent les comportements légaux […] » (p. 283). D’autres critères tels de l’irritabilité et de l’agressivité, une difficulté de garder un emploi et une absence de remords caractérisent bien le comportement de Kaczynski. La personnalité paranoïde s’applique elle aussi bien au cas, avec la « méfiance soupçonneuse envahissante envers les autres dont les intentions sont interprétées comme malveillantes […] » (p.280). Un des critères de ce trouble de la personnalité est de voir des significations cachées humiliantes ou menaçantes dans des évènements banals. Par ailleurs, deux autres troubles de la personnalité pourraient s’appliquer à Ted Kaczynski. Il s’agit de la personnalité schizoïde et schizotypique. La première est caractérisée par des activités solitaires, l’absence d’amis proches, une froideur et un détachement par rapport aux autres (p.281). Le trouble schizotypique quant à lui comporte des idées de référence, des croyances bizarres influençant les comportements, de la méfiance ou un sentiment de persécution, une pauvreté des affects, et une absence d’amis proches (p.282). Plusieurs diagnostics seraient possibles. À la lumière des informations disponibles sur son état mental et des critères diagnostiques fournis par le DSM-IV, nous pouvons affirmer que Theodore John Kaczynski souffre effectivement de troubles mentaux. Or, Kaczynski a été trouvé apte à subir son procès. Selon Arrigo et Bardwell (2000), être apte à subir son procès (competency to stand trial) signifie que l’accusé doit comprendre les charges qui pèsent contre lui, qu’il doit être capable d’assister ses avocats et de les consulter, qu’il connaît les évènements en cause et qu’il doit être orienté dans le temps et l’espace. La personne inapte sera traitée jusqu’à ce qu’elle soit apte. Kaczynski semblait bien comprendre les charges, connaître les évènements, capable de communiquer avec ses avocats et était orienté dans le temps et l’espace. Il est à noter que la schizophrénie, surtout de type paranoïde, n’empêche pas nécessairement le bon fonctionnement de la personne en général. En dehors de son délire, la personne peut tenir un discours cohérent, bien s’exprimer, être polie et affable (Lalonde et al., 1999), tout comme l’était Kaczynski. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait été trouvé apte. Il aurait même été apte à se représenter lui-même, si le juge n’avait pas décidé que cette possibilité n’était désormais plus à envisager. Les critères sont à peu près les mêmes pour l’aptitude à subir son procès et l’aptitude à se représenter soi-même, à la différence qu’il faut connaître plus en détails les procédures juridiques (Arrigo et Bardwell, 2000). La non-responsabilité pour cause de troubles mentaux diffère grandement de l’inaptitude à subir son procès. Le code criminel définit la non-responsabilité comme une incapacité de « juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais » (Code Criminel, article 16(1)). Pour utiliser une défense de trouble mental, il s’agit de démontrer que lors des actes, la personne n’était pas consciente de ce qu’elle faisait en raison de la maladie. Or, cette défense de trouble mental n’a pas été abordée lors du procès. Les avocats de Kaczynski voulaient cependant s’en servir, pour éviter à Ted la peine capitale. Ce dernier s’est farouchement opposé à cette défense, allant même jusqu’à vouloir se représenter lui-même. Il ne voulait pas être perçu comme un malade mental. D’ailleurs, il ne se perçoit pas lui-même comme étant malade. Dans une entrevue accordée à un journaliste il dit : « I'm confident that I'm sane, personally. I don't get delusions and so on and so forth. I mean, I had very serious problems with social adjustment in adolescence, and a lot of people would call this a sickness. But it would have to be distinguished between an organic illness, like schizophrenia or something like that. » (Dubner). Amador et Paul-Odouard (2000) se portent à la défense de Kaczynski en invoquant un syndrome présent chez les patients schizophrènes : l’anosognosie. Il s’agirait d’une dysfonction du lobe frontal, qui aurait pour conséquence que le patient ne se rend pas compte qu’il est atteint d’un trouble mental. Dans leur étude, ils ont trouvé que 60% de leurs 221 sujets atteints de schizophrénie ne considéraient pas qu’ils étaient malades. Ceci pourrait venir expliquer le comportement de Kaczynski lors de son procès et son désir de ne pas être présenté comme étant atteint de troubles mentaux, car il était convaincu qu’il ne l’était pas. L’époque où est apparu le délire de Kaczynski semble aussi révélatrice du début de la schizophrénie. En effet, cette maladie, chez les hommes, a tendance à apparaître au début de la vingtaine. Bien qu’étant principalement génétique, la schizophrénie a besoin d’un « environnement » particulier pour se développer. Il faut un « stresseur ». Par exemple, le cannabis peut servir de déclencheur chez une personne ayant une prédisposition pour la schizophrénie (Arseneault et al., 2002; Lalonde et al., 1999). De même, un fort stress peut amener les symptômes de la schizophrénie à se manifester (Lalonde et al., 1999). Chase (2000) décrit en détails l’expérience à laquelle Kaczynski a participé durant ses 3 premières années d’université. Il s’agit d’une expérience psychologique dont les buts n’étaient pas vraiment clairs et qui aurait utilisé des techniques non-éthiques, où les sujets étaient humiliés et poussés à bout dans le but d’enregistrer leurs réactions. Nous avancerons l’interprétation suivante : cette expérience a pu être pour Kaczynski un stresseur qui aurait provoqué le début de la maladie. On a aussi vu que ses premiers symptômes sont apparus à cette époque, avec l’insomnie, l’ambivalence sexuelle et des périodes de dépression. Kaczynski est, selon notre analyse, atteint de troubles mentaux. L’issue du procès ne nous permet cependant pas de savoir s’il aurait été tenu responsable ou non de ses gestes, en raison de la maladie mentale. D’un côté, nous pouvons voir grâce à son journal intime un Kaczynski froid, distant, qui n’éprouve aucun remords face à ses crimes, ni de compassion pour ses victimes. Il prépare minutieusement chacune de ses bombes et prend une foule de précautions pour ne pas se faire découvrir. Il prend un malin plaisir à constater que ses bombes ont tué des gens et est déçu lorsqu’elles ne font aucun dégât. Ces éléments portent à croire qu’il est responsable de ses actes. Cependant, ce qui le pousse à vouloir tuer des gens, à se venger, semble relever du délire et des fausses croyances qu’il s’est forgées au cours des années. Il agissait selon de fausses perceptions qu’il avait du monde. Cette prémisse, issue de la maladie mentale serait donc à la base de ses actes. Il aurait été probable que Kaczynski, s’il n’avait pas accepté le plea bargaining, aurait sans doute pu éviter la peine capitale s’il avait plaidé la non-responsabilité pour cause de troubles mentaux. 5.2 Les actes de l’Unabomber seraient terroristesCertains auteurs ont tenté de démontrer que Ted Kaczynski ne souffrait pas de troubles mentaux, qu’il était tout à fait normal et que les idées exposées dans son manifeste n’étaient pas du tout délirantes (Chase, 2000). Or, personne ne réfute la thèse selon laquelle Kaczynski est un terroriste. La plupart des auteurs parlent de lui en lui affublant la caractéristique de terroriste, sans se demander s’il en est réellement un. D’après eux, cela semble aller de soi. Il envoyait des bombes, alors il est automatiquement terroriste. Nous nous pencherons donc sur cette notion pour tenter de déterminer si Theodore John Kaczynski était bel et bien un terroriste, notamment à partir des idées exprimées dans son manifeste et ses lettres aux différents journaux. Premièrement, qu’est-ce que le terrorisme ? Ce concept est difficile à définir. Les auteurs ne s’entendent pas sur sa définition. Des centaines de définitions existent. Prenons par exemple la définition de la USDS qui va comme suit : « terrorism means premeditated, politically motivated violence perpetrated against noncombatant (…) targets by subnational groups or clandestine agents, usually intented to influence an audience. » Il s’agit ici d’actes violents prémédités, ayant un motif politique, dirigés sur des civils dans le but d’influencer. Certains éléments ressortent toutefois des définitions. Il s’agit d’éléments de définition qui sont presque toujours présents. Il y a tout d’abord la violence, contre des personnes ou des objets. Ensuite, il y a présence d’un objectif politique et d’une asymétrie (l’individu ou le groupe est plus faible que la cible). Finalement, l’élément de communication est présent dans les définitions, il s’agit de communiquer un message, de faire part de demandes ou de justifier les actes. De plus, des éléments peuvent permettre d’exclure des actes du terrorisme. Il s’agit de la psychopathologie, le gain personnel, les animosités personnelles et la « stupidité » (quand une personne ne connaît pas la signification de ses actes) (Leman-Langlois). Nous baserons notre analyse sur ces éléments de définition du terrorisme, pour tenter de savoir si Kaczynski est un terroriste ou non. En ce qui concerne la violence, il est certain que Kaczynski en a fait usage. Il a envoyé 16 bombes, dans le but de tuer ou de blesser. Comme on l’a vu précédemment, il a tué trois personnes et en a blessé plusieurs autres. On peut voir que son but était réellement de tuer, notamment à partir de ses écrits, dans lesquels il précise les résultats et sa déception lorsque la personne ayant ouvert le colis n’est pas décédée. De plus, il s’applique minutieusement dans la préparation de ses bombes. Il s’agit d’un travail acharné pour les fabriquer. Il semble également avoir appris de ses « erreurs », des bombes qui n’ont pas fait de dommage. En effet, ses bombes semblent « s’améliorer », en ce sens qu’elles sont de plus en plus meurtrières au fil des années. Les actes de Kaczynski répondent donc à l’élément « violence » de la définition adoptée du terrorisme. Ses actes, bien qu’il n’ait jamais été en contact direct avec ses victimes, étaient d’une violence extrême de par le moyen utilisé (les explosifs) et les résultats obtenus (3 morts et 23 blessés). La définition mentionne ensuite qu’il doit y avoir des objectifs politiques derrière la violence exercée. Le manifeste de Kaczynski sur la société industrielle présente ses idées anti-technologiques. En effet, il veut abolir le système dans lequel on vit pour revenir à un mode de vie sans technologie. Il est contre plusieurs choses : la technologie, les scientifiques, les psychologues, les médias. Il veut que les gens bénéficient de plus de pouvoir et de liberté. Il veut une révolution, armée ou non, avec ou sans recours à la violence. Ses actes criminels sont en lien avec ses objectifs. Il a déposé une bombe dans une école d’ingénieurs, et a envoyé deux bombes à des ingénieurs. Il a également placé une bombe dans un avion dans le but de tuer des hommes d’affaires. Il a placé plusieurs bombes dans des lieux informatiques : deux dans des départements d’informatique et deux derrière des boutiques informatiques. Il a également blessé un ingénieur informatique. D’autres bombes étaient destinées à de hauts placés dans diverses compagnies : un publiciste, un président de compagnie aérienne et un président d’une compagnie forestière. Une bombe a aussi été placée dans une école de commerce. Une bombe a aussi été envoyée à un professeur de psychologie. Il y a donc un lien entre les idées véhiculées par le Manifeste de Kaczynski et les destinataires de ses bombes. L’étude de son manifeste révèle donc des objectifs politiques et révolutionnaires, qui sont en lien avec ses actes. Ceci répond donc à ce critère de la définition du terrorisme. D’autres auteurs, comme Mannoni (2004) définissent le terrorisme d’une façon un peu différente. Il s’agirait, pour un groupe, d’adopter une idéologie (qui s’apparente ici à l’objectif politique).Celle-ci viendrait par la suite justifier les actes commis : « Elle leur fournit leurs motifs et leurs raisons, elle alimente leurs entreprises, elle apporte des arguments aux attentats et justifie l’excès comme la systématisation de l’horreur. » (p.133). L’idéologie est ici primordiale pour qu’un acte soit considéré comme terroriste. Cette définition peut ici s’appliquer au cas de Ted Kaczynski. En effet, il s’est bâti des croyances anti-technologiques et commettait ses crimes en les justifiant de la sorte. Kaczynski correspond au type « idéaliste-passionné » décrit par Mannoni (2004). Il décrit ce type de terroriste comme un individu voulant sauver la société, voulant une réforme sociale, ayant un sentiment de persécution, avec d’un côté le « bien », de l’autre le « mal ». Il se transforme en « persécuté-persécuteur ». Ce type de terroriste correspond bien au profil paranoïde de Kaczynski. Le clivage entre bien et mal est également présent chez lui. Selon cet auteur, Ted serait effectivement un terroriste, peu importe ses troubles mentaux. Pour l’élément « asymétrie » de la définition, on peut déduire d’après les « revendications » de Kaczynski qu’il s’attaque à l’ensemble du système dans lequel nous vivons. Il ne peut s’y attaquer seul. Il veut totalement renverser ce système pour le remplacer par un monde sans technologie. Il s’attaque donc à des gens qui selon lui représentent ce système : des ingénieurs, des informaticiens, des hommes d’affaires, etc. Bien que ces meurtres ne renverseront pas le système, Kaczynski tente de l’affaiblir et de rallier des gens à sa cause par son Manifeste où il dénonce les impairs du système. Il est en position d’infériorité par rapport au système qui est sa cible. On peut donc dire que l’élément d’asymétrie du terrorisme est ici rempli, bien qu’il ne s’agisse pas d’un groupe luttant contre un gouvernement ou un groupe ennemi. À ce sujet, Pape (2005) parle du terrorisme qui est justifié comme étant une réponse à l’occupation d’un territoire par un groupe ennemi. L’infériorité du groupe par rapport à l’ennemi est aussi évoquée par cet auteur. Bien que Ted Kaczynski n’est pas en lui-même un groupe, il s’oppose à une entité supérieure à lui et est ainsi dans une position d’infériorité qui légitime sa violence. Enfin, à propos de l’élément de communication, plusieurs aspects peuvent être dégagés. La communication la plus importante dans l’histoire de l’Unabomber est sans contredit la publication de son Manifeste. Kaczynski l’avait envoyé à plusieurs journaux à grand tirage, accompagné d’une lettre disant que s’ils ne le publiaient pas, il allait envoyer d’autres bombes, encore plus destructrices. Il a finalement été publié, sous ordre du FBI, dans l’espoir que quelqu’un reconnaîtrait le style du mystérieux tueur. Kaczynski mentionne dans son manifeste qu’il a dû tuer des gens pour être entendu, pour qu’on porte attention à ce qu’il avait à dire. De ce point de vue, Kaczynski voulait seulement que ses idées soient exposées. Les bombes n’étaient qu’une façon de se faire connaître. Une autre forme de communication consistait à envoyer des lettres à certains journaux après l’envoi de bombes. En effet, on a vu que Kaczynski le faisait et commentait ses propres attaques. Par exemple, dans sa lettre du 24 avril 1995 qu’il envoie au New York Times, il explique pourquoi il a envoyé un colis piégé à Thomas Mosser : parce qu’il était un publiciste qui a aidé à redorer l’image d’une compagnie pétrolière. De plus, Kaczynski prenait soin d’inclure une plaque de métal avec les lettres « FC » inscrites dans plusieurs de ses bombes pour être certain d’être reconnu et qu’on lui attribue les bombes. Sa campagne aura duré au total 18 ans avant qu’il ne se fasse finalement arrêter. Les communications ont cependant été davantage présentes vers la fin de sa « carrière » criminelle. Au sujet de la communication, Schmid et Jongman (1988) identifient la théorie des communications pour parler du terrorisme. Les raisons d’agir des terroristes seraient en ce sens d’obtenir de l’attention et d’être reconnu. Dans un autre texte Schmid (2005) caractérise le terrorisme comme un mélange de violence et de propagande. Il voit le terrorisme comme « a politically motivated tactic involving the threat or use of force or violence in which the pursuit of publicity plays a significant role » (p.140). Il semble donc que les actes de Ted Kaczynski répondent à l’élément « communication » de la définition du terrorisme en raison des nombreux messages qu’il a envoyés, principalement aux journaux. Il cherchait de l’attention, comme le montre parfaitement l’extrait de son manifeste où il écrit qu’il a dû tuer des gens pour être entendu. Bien que la définition du terrorisme semble ici être remplie, plusieurs aspects des actes de Kaczynski viennent s’opposer à la définition. Dans un premier temps, Kaczynski ciblait les personnes à qui il envoyait ses colis, mais ne se souciait guère de la personne qui allait réellement ouvrir le paquet. Par exemple, le premier colis piégé a été laissé dans un stationnement d’Université. Dans sa tête, il suffisait que son colis inflige des blessures à une personne reliée à un domaine scientifique, peu importe son identité. Ensuite, d’après les écrits de Ted, son désir de tuer serait apparu avant sa haine de la technologie. La technologie, en ce sens, ne serait qu’un prétexte pour tuer des gens. Dans le même sens, son idée de vengeance a toujours été présente. Il veut se venger de la société, de sa famille, de ceux qui l’ont humilié. Or cette idée de vengeance ne va pas avec celle exprimée dans son manifeste, qui est davantage une idée de changement pour une vie meilleure. D’ailleurs, il dit clairement dans ses écrits qu’il n’est pas altruiste, qu’il n’a jamais agi pour le bien d’autrui. Il n’est pas écolo non plus, il avoue qu’il lui arrive de jeter des déchets dans la nature. De plus, si on regarde le manifeste en parallèle avec sa vie personnelle, on peut se rendre compte qu’il existe des similitudes. Par exemple, il dit qu’il est contraire à la nature des enfants de s’enfermer dans leur chambre pour étudier, tout comme lui a été poussé à se dépasser dans les domaines scientifiques. Aussi, il parle des gens non-conformistes qui sont considérés comme malades mentaux. Il se sent différent des autres et a des doutes quant à sa santé mentale (on a vu qu’il a consulté quelques psychologues et psychiatres dans la vingtaine). En ce sens, Kaczynski aurait plutôt agi dans un but personnel, pour se venger de ce que lui-même a vécu en dénonçant des situations qui lui sont propres. Pour continuer l’analyse, qu’en est-il des théories de la personnalité criminelle pour expliquer le terrorisme ? Schmid et Jongman (1988) énoncent les principales théories psychologiques développées pour expliquer le comportement terroriste. L’une d’elle est que le terrorisme serait causé par un manque de socialisation, un échec de celle-ci par les parents et l’école. À propos des theories psychologiques, les auteurs affirment que : « The chief assumption underlying most of these “theories” is that the terrorist is in one way or the other not normal and that the insights from psychology and psychiatry are adequate keys to understanding. Some terrorists are certainly psychotics, but whether all criminal and political terrorists fall under this label is questionable » (p.91). Sageman (2004) abonde dans le même sens. Il dit que la maladie mentale amène une explication facile et réconfortante du terrorisme (p.80), mais que ses données, tirées d’un échantillon de terroristes « confirm the absence of major mental disorders among the terrorists » (p.81). De même, Kruglanski et Fishman (2006) affirment que peu de support empirique est donné à ces théories. D’après eux, voir le terrorisme comme un « syndrome » n’est pas utile, car les terroristes ne possèdent pas de traits distinctifs des autres individus. Selon tous ces auteurs, la thèse de la maladie mentale est à rejeter pour expliquer le comportement terroriste. Une « personnalité terroriste » n’existe pas. De même, une « personnalité criminelle » n’existe pas vraiment non plus, sauf peut-être chez certains types précis de criminels, comme les meurtriers sexuels (Leman-Langlois). Tout ceci n’exclut cependant pas qu’un individu commettant des actes terroristes puisse être atteint de troubles mentaux. La théorie de la personnalité criminelle n’est pas utile pour expliquer le comportement terroriste dans son ensemble, car les terroristes ne sont pas tous semblables. Mais elle peut être utile pour comprendre les actes d’un individu isolé, comme Ted Kaczynski. Par exemple, la théorie du manque de socialisation pourrait lui être appliquée. De même, Cusson (1998) dans son chapitre sur les délinquants chroniques présente la typologie de Pinatel, qui distingue les criminels selon 4 caractéristiques : l’égocentrisme, la labilité (instabilité du caractère), l’agressivité et l’indifférence affective. Ces quatre caractéristiques doivent absolument être présentes pour qu’un crime grave soit commis. Effectivement, on a pu constater que Kaczynski était égocentrique, il ne pense qu’à lui et pas du tout à ses victimes. Son caractère peut aussi être catégorisé d’instable, de par l’irritabilité et le clivage qui s’installe dans ses relations. Il est agressif, de la rage, de la haine et des idées de vengeance ont toujours été présentes chez lui. Finalement, on peut constater son indifférence affective dans plusieurs extraits de ses écrits. Les théories de la personnalité ne peuvent peut-être pas aider à comprendre le terrorisme en général mais est toutefois utile pour comprendre un cas isolé, comme celui de Ted Kaczynski. Ted Kaczynski : malade mental ou terroriste ?La question n’est pas facile à trancher. Nous adopterons une position plus nuancée. Theodore John Kaczynski est atteint de troubles mentaux tout en ayant commis des actes terroristes. Comme vu précédemment, Kaczynski répond à tous les critères du DSM-IV en ce qui concerne la schizophrénie de type paranoïde et à d’autres critères de troubles de la personnalité. De même, les éléments de la définition du terrorisme sont tous remplis. On ne peut expliquer le terrorisme en général par la maladie mentale, mais l’un n’exclut pas l’autre. Un terroriste peu effectivement être atteint d’un trouble mental. Mais est-ce que les actes sont directement dictés par la maladie ? Nous pensons que le système de croyances contre les technologies est apparu en raison de la maladie. Cependant, nous croyons également qu’étant donné le haut degré de fonctionnement général de Kaczynski, il a pu mener à bien ses actes terroristes sans que la maladie l’empêche d’en être responsable. Il reste désormais à se demander si la définition du terrorisme n’est pas trop large et n’engloberait pas trop d’éléments, ce qui nous aurait faussement amené à affirmer que les actes de Kaczynski étaient du terrorisme.
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